Déconstruire les cartes maritimes : révéler les choix cartographiques à travers la pêche et la plaisance
Par Juliette DAVRET
L’Atlas Bleu / Explorer
géotechnologies, cartographie, SIG critiques, pêche, plaisance, variabilité spatio-temporelle.
La cartographie critique a montré que les cartes ne sont pas impartiales et pourtant elles sont un outil de prise de décision. Cet article, à travers l’étude de la pêche et la plaisance, explore les variations cartographiques possibles. Ces deux activités maritimes distinctes, mais complexes à cartographier en raison de leur variabilité spatio-temporelle, permettent d’aborder une large gamme d’enjeux cartographiques. Des données existent pour décrire la pêche, mais elles présentent des limites. La plaisance, peu surveillée, manque de données spatialement cartographiées. L’exploration des variations cartographiques à partir d’un même jeu de données pour chacune de ces activités permet d’ouvrir la boîte noire des systèmes d’informations géographiques et de constater l’influence des choix opérés dans les systèmes de traitements de données sur la représentation des activités maritimes.
Introduction
À l’aide de la cartographie critique et au moyen d’une approche exploratoire, le présent article esquisse une vue d’ensemble des diverses perspectives cartographiques envisageables dans le contexte de deux activités spécifiques : la pêche et la plaisance.
Le choix de se concentrer sur ces deux activités maritimes est justifié par leur nature contrastée et complexe. Ces deux activités se caractérisent par leur dispersion spatiale et leur variabilité temporelle. Aussi, les traitements effectués sur les données et les choix de représentations réalisés sont empreints de significations qui sont soulevées grâce à une approche interactive de déconstruction des cartes tirée des travaux de Davret (2023).
Figure 1 – Variation des représentations de l’activité de pêche
La pêche
L’activité de la pêche a fait l’objet d’étude approfondie au sein de la littérature scientifique, particulièrement dans le contexte de la Planification Spatiale Marine (PSM) (voir par exemple Said & Trouillet, 2020). Cette activité bénéficie de divers jeux de données pour sa caractérisation, même si l’Automatic Identification System (AIS) et le Vessel Monitoring System (VMS) s’avèrent majoritairement mobilisée à l’échelle mondiale (Dupont, 2021).
Sur le plan cartographique, la pêche fait l’objet d’études, d’une part pour révéler les limitations inhérentes aux représentations cartographiques, et d’autre part pour tester des alternatives possibles (Trouillet, 2019). Malgré le suivi de la pêche via divers dispositifs tels que les satellites, cette surveillance n’est pas harmonisée. Par exemple, les segments de navires suivis par ces systèmes de localisation divergent en fonction des pays et ne sont pas forcément représentatifs de la flotte de pêche en activité. En France, le VMS est obligatoire uniquement pour les navires de plus de 12 mètres (à quelques exceptions près), représentant environ 20 % de la flotte française. La majorité des navires français ne sont donc pas suivis et ne sont pas inclus dans les analyses spatiales basées sur ces données. De même, l’AIS est obligatoire en vertu de la réglementation européenne seulement pour les bateaux de plus de 15 mètres. Ainsi, une partie de la flotte échappe à la surveillance, bien que la quantification et la répartition de cette activité soient cruciales pour la planification (Shepperson et al., 2018).
Afin de montrer un échantillon de représentations cartographiques possibles de l’activité de pêche, en fonction des choix de données et de traitements, cet article propose une déclinaison d’une dizaine de cartes. Cet échantillon a été élaboré en se basant sur les critères identifiés dans la littérature scientifique, susceptibles d’influencer la manière dont l’activité de pêche est représentée (figure 1).
La figure 1 présente une déclinaison de carte basée sur les données AIS fournies par Global Fishing Watch (les seules données disponibles en libre accès). Cette série de cartes englobe plusieurs itérations, toutes débutant avec les mêmes données de base, et opère des variations selon plusieurs critères : 1) le choix de l’unité spatiale, 2) l’application de calculs statistiques, et 3) la sélection de l’unité de temps. En utilisant ces trois critères comme paramètres, une série de cartographies est présentée dans le but de permettre une comparaison approfondie (e.g., selon les types de pêches, le type de représentation graphique, etc.) et donner lieu à une évaluation systématique des effets des choix préalables sur la représentation finale de l’activité.
Figure 2 – Variation des représentations de l’activité de plaisance
La plaisance
En contraste avec la pêche, la plaisance en France se caractérise par des données de suivi très limitées. Étant donné l’absence d’exigence de suivi satellite pour la plaisance légère, c’est-à-dire les embarcations de moins de 20 mètres, il devient particulièrement ardu d’appréhender les habitudes des plaisanciers et de spatialiser cette activité en vue de la planification (Brigand, 2004). Dans une perspective de cartographie critique, il est nécessaire d’interroger la validité des représentations élaborées pour une activité qui dispose de très peu d’informations sur l’espace dans lequel elle se déploie, et qui repose principalement sur des données quantitatives et terrestres (Nardin et al., 2008).
La série de cartes dédiée à l’activité de plaisance a été construite en se basant sur deux hypothèses relatives à deux interprétations potentielles de la notion réglementaire « d’abri » pour les bateaux de plaisance (inspiré de Tonini & Trouillet, 2005) et en fonction des zones de navigation, conformément à l’article 240 de l’arrêté du 23 novembre 1987 concernant la sécurité des navires et la prévention de la pollution (figure 2). La première acception, intitulée « abri localisé », englobe l’ensemble des emplacements stationnaires où un bateau de plaisance peut se mettre à l’abri, englobant ainsi les ports et les zones de mouillage sécurisées et structurées qui y sont associées. La seconde acception, baptisée « abri étendu », englobe toutes les zones côtières où un bateau peut échouer en toute sécurité, incluant les zones de sable, de vase, ainsi que les zones où la ligne de côte a été altérée de manière artificielle.
Sur cette base, des déclinaisons sont proposées en utilisant deux jeux de données projetées en mer : la capacité d’accueil des ports et le nombre d’immatriculations par secteur maritime. Grâce à un tableau à doubles entrées (en fonction des données et des hypothèses définies sur la notion d’abri) et en faisant varier les maillages, plusieurs variations cartographiques sont proposées pour accompagner le public dans une lecture critique des interprétations possibles de l’activité de plaisance.
Conclusion
L’exploration cartographique entreprise dans cette étude a mis en évidence la multitude de cartes, et donc de manière de représenter, qui peuvent être créées pour une même activité. Chaque décision prise lors du processus de construction cartographique exerce ainsi une influence sur la manière dont l’activité est perçue à travers sa représentation. Ces choix englobent aussi bien les aspects fondamentaux tels que les données utilisées et les opérations statistiques employées que les éléments de forme, comme la palette de couleurs choisie. Bien que toutes les cartes soient a priori valables en fonction des critères qu’elles reflètent, elles ne convergent pas vers une seule et unique méthode optimale de représentation. Il y a donc des manières de représenter et non une seule manière, sans équivoque.
En somme, cet article souligne l’importance cruciale de remettre en question les cartographies binaires et ainsi de reconnaître la complexité inhérente aux activités maritimes. Pour une planification spatiale marine équilibrée et informée, il est primordial d’inclure le travail cartographique dans le débat public, plutôt que de le considérer comme une donnée d’entrée ou un produit fini. La cartographie critique et participative offre une voie prometteuse pour impliquer les parties prenantes, tout au long du cycle de vie de la donnée, pour accroître la transparence et pour fournir des représentations cartographiques plus nuancées et adaptées aux enjeux réels.
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