Les invertébrés marins introduits dans le golfe normano-breton depuis 1920

Par Laurent GODET, Patrick LE MAO, Eric THIÉBAUT, Christian RETIÈRE, Louis CABIOCH, Franck GENTIL, Nicolas DESROY, Jérôme FOURNIER

L’Atlas Bleu / Protéger

Géographie du golfe Normano-Breton et données sur sa faune marine invertébrée

L’introduction d’espèces allochtones est considérée comme une des causes majeures de perturbation des communautés biologiques. Si l’impact de la prolifération de certaines espèces est bien renseigné, l’historique de leur installation et de leur dispersion reste souvent difficile à établir, a fortiori en domaine marin, en raison de la difficulté d’observation et de suivi de ce milieu.

La Manche, et particulièrement le golfe Normano-Breton, offrent un espace d’étude privilégié car exploré depuis le XIXe siècle par les naturalistes et caractérisé par une multitude de vecteurs anthropiques potentiels d’introduction d’espèces (ex. cultures marines, transport maritime, plaisance). Dans la Manche, près de 6% des espèces de la macrofaune benthique sont introduites, chiffre probablement similaire dans le golfe. Parmi les 60 000 données de faune benthique bancarisées par les auteurs du présent article, s’étalant de 1820 à nos jours et dans tout le golfe, plusieurs milliers concernent des espèces exotiques.

Nous présentons ici, à titre d’exemple, le cas de six d’entre elles qui retracent des histoires différentes (introduction volontaire vs introduction accidentelle, espèce proliférante ou non) et pour lesquelles la perception par les gestionnaires et usagers de l’espace maritime est variable.

Quelques exemples d’espèces introduites dans le golfe

(cliquez sur les photos  pour visualiser la carte de répartition de chaque espèce et son évolution dans le temps)

Crassostrea gigas (Thunberg, 1793)
(Bivalvia : Ostreidae)

Originaire d’Extrême Orient, l’huître creuse a été massivement introduite pour l’ostréiculture en France dans les années 1970 à partir d’huîtres matures importées du Canada et de naissain en provenance du Japon. Sa première signalisation dans le golfe date de 1975 à Guernesey. Sa présence fut ensuite rapportée épisodiquement à Jersey ou en Rance avant une forte expansion dans les années 2000 ; elle occupe actuellement de nombreux estrans rocheux du golfe. Elle influence fortement la diversité et le fonctionnement des écosystèmes littoraux avec différentes retombées socio-économiques (tourisme, conchyliculture).

Ficopomatus enigmaticus (Fauvel, 1923)
(Polychaeta : Serpulidae)

Supposée native d’Australie, les vecteurs d’introduction de cette espèce ayant colonisé de nombreux estuaires et lagunes du monde sont inconnus. Appréciant les eaux saumâtres et les marnages modérés, elle est présente dans le Golfe dans les secteurs abrités, les bassins des ports et de moulins à marée de la Rance, dans le port de Granville, mais également à Paimpol et dans l’étang du moulin à marée de Matignon. Les forts marnages du golfe et la faible disponibilité des secteurs saumâtres expliquent son cantonnement géographique et ses impacts environnementaux très modérés.

 

Crepidula fornicata (Linnaeus, 1758)
(Gastropoda : Calyptraeidae)

Originaire de la côte orientale des Etats-Unis, elle a été introduite en Angleterre à la fin du XIXe siècle, par des transferts d’huîtres creuses américaines. Elle arrive dans le golfe en 1944-45 par les bateaux alliés fréquentant le port de Cherbourg puis à Paimpol en 1962 via des semis d’huîtres plates. La colonisation a été très rapide et elle est actuellement largement répartie sur les fonds de moins de 20 m, atteignant localement des densités très élevées. Elle modifie fortement les écosystèmes dans lesquels elle s’implante et peut menacer à moyen terme les activités de pêche et d’élevage de coquillages

 

Monocorophium sextonae (Crawford, 1937)
(Crustacea : Corophiidae)

Originaire de Nouvelle-Zélande, mais peut-être espèce cryptique, M. sextonae est un crustacé amphipode d’environ un cm, vivant dans un tube vaseux construit sur différents supports naturels ou artificiels. En 1937, Crawford en publie la première description à partir d’échantillons récoltés en 1934-35 dans la baie de Plymouth. Cette espèce a été signalée pour la première fois sur les côtes françaises en 1936 (Trieux et estuaire de la Rance). Présente sur la plupart des côtes européennes, elle est actuellement largement répartie dans la baie de Saint-Brieuc et dans la Rance, et plus sporadique ailleurs dans le golfe.

 

Elminius modestus (Darwin, 1854)
(Crustacea : Austrobalanidae)

E. modestus est une balane originaire d’Australasie. Identifiée en Europe en 1945 à Portsmouth. Elle a été introduite indirectement en Europe lors de la seconde guerre mondiale, par les navires australiens et néo-zélandais où elle a rapidement colonisé les littoraux européens. Signalée dès 1950 en Bretagne, cette balane devient abondante à l’ouest de la région à partir de 1957. Récemment identifiée vers Paimpol, elle est présente sur toutes les côtes rocheuses du golfe ; son absence locale s’explique par une sous­prospection. Elle est connue pour entrer en compétition avec l’espèce native Semibalanus balanoides.

Venerupis philippinarum (Adams & Reeve, 1850)
(Bivalvia : Veneridae)

Ce bivalve, introduit en France en 1972, originaire de la province indo-pacifique a d’abord été introduit involontairement avec les naissains d’huîtres japonaises C. gigas, puis volontairement dans un but conchylicole. Dans le golfe, sa première signalisation date du début des années 1980 dans le bassin de la Rance. Sa distribution est aujourd’hui cantonnée à quelques secteurs conchylicoles (e.g. Trieux, Rance, baies du Mont Saint-Michel et de l’Arguenon, côte ouest du Cotentin, Jersey). Cette espèce n’a pas d’impact majeur dans notre région, sauf dans les secteurs de forte abondance, du fait de la méthode de récolte.

 

Le caractère dispersif du milieu marin et les nombreux échanges maritimes ont conduit à l’introduction de nombreuses espèces dans le golfe de manière assez précoce, mais avec une accélération après la Seconde Guerre mondiale de manière comparable à ce qui a été rapporté dans différents secteurs du littoral européen.

En l’absence de grandes infrastructures portuaires, le golfe n’apparaît pas comme un point d’entrée majeur d’espèces introduites en Europe ou en France, mais davantage comme une région colonisée lors des phases d’expansion des espèces introduites par voie naturelle (dispersion larvaire) ou par le biais d’activités anthropiques, en particulier la conchyliculture. Le regard historique et géographique est nécessaire pour ne pas voir uniquement les impacts contemporains de l’introduction d’une espèce sur un compartiment biologique ou des activités humaines, mais pour comprendre la dynamique de cette introduction et de ses répercussions à différentes échelles spatiales et temporelles, et établir le cas échéant des plans de gestion adaptés.

Parmi les espèces présentées, certaines sont restées très cantonnées géographiquement (F. enigmaticus) alors que d’autres ont connu à l’issue de leur introduction dans le golfe des phases de proliférations parfois spectaculaires (crépidule, huître creuse). La perception de ces espèces a alors évolué au cours du temps. La crépidule fournit à ce titre un bon exemple d’effets a priori « positifs » pour la diversité benthique locale, mais lorsque sa prolifération au sein d’un site est forte, elle peut tendre à diminuer la diversité régionale par une homogénéisation des peuplements et présenter un risque pour certaines activités humaines.

Par ailleurs, si l’introduction d’autres espèces est spectaculaire dans certaines régions du globe, leur introduction peut rester tout à fait localisée et mineure dans d’autres, à l’image de F. enigmaticus qui pullule dans certains secteurs sud-américains, au point d’avoir colmaté des systèmes de refroidissement de centrales électriques. D’autres espèces, comme la palourde japonaise, restent également cantonnées en certains secteurs du golfe, mais leur introduction et leur expansion encore très récentes ne permettent sans doute pas encore de conclure sur leur éventuelle aire de distribution future. Enfin, l’invasion d’autres espèces (comme E. modestus et M. sextonae) reste quasiment invisible aux yeux de la plupart des acteurs tant leur identification est délicate et leur taille modeste.

L’évaluation du risque présenté par l’introduction d’espèces en domaine marin est donc complexe et doit ,être réalisée individuellement pour chaque espèce, chaque région et chaque étape de la colonisation dans  le temps et l’espace. Elle constitue par ailleurs aujourd’hui un élément retenu dans la définition du bon état écologique des zones côtières au regard de la Directive Cadre Stratégie sur le Milieu Marin.

L’article ci-dessus constitue un travail de recherche antérieur à l’édition de l’Atlas de la faune marine invertébrée du golfe Normano-Breton paru en 2019 :

  • LE MAO et al., 2019.  Atlas de la Faune marine invertébrée du golfe Normano-Breton. 7 volumes en coffret. Ed. Station Biologique de Roscoff, 1200 p.
  • Les 7 volumes de cet atlas sont disponibles en téléchargement sur les archives HAL Cnrs (https://hal.archives-ouvertes.fr/), voir par ex. vol.1 ici

Laurent GODET, Chercheur au CNRS UMR 6554 LETG-Nantes

Patrick LE MAO, Chercheur à l’Ifremer, Cresco, Dinard

Eric THIÉBAUT, Professeur à Sorbonne Université, Station Biologique de Roscoff

Christian RETIÈRE, Professeur retraité du Muséum national d’Histoire naturelle

Louis CABIOCH, Chercheur retraité du CNRS

Franck GENTIL, Maître de conférences retraité de Sorbonne Université

Nicolas DESROY, Chercheur à l’Ifremer, Cresco, Dinard

Jérôme FOURNIER, Chercheur au CNRS, Station Biologique de Concarneau

Laurent GODET, Patrick LE MAO, Eric THIÉBAUT, Christian RETIÈRE, Louis CABIOCH, Franck GENTIL, Nicolas DESROY, Jérôme FOURNIER, « Invertébrés marins introduits dans le golfe Normano-Breton depuis 1920 », L’atlas Bleu, Revue cartographique des mers et des littoraux. Mis en ligne le 11 janvier 2020,

(version digitale adaptée d’après l’article paru dans L’Atlas Permanent de la Mer et du Littoral n°7 « Risques littoraux et maritimes ». Ed. LETG-Nantes, 2015. pp.52-53)

URL : https://atlas-bleu.cnrs.fr/

DOI : 10.35109/atlasbleu-fr.10010